Ancien ambassadeur de France en Guinée (1975-1979),
Président-fondateur de l'Association d'amitié France-Guinée,
Membre du comité chargé de préparer les manifestations
du 50ème anniversaire de la Guinée...
Lorsque je pris (il y a un tiers de siècle déjà !) mes fonctions d'ambassadeur à Conakry, l'une de mes premières dépêches diplomatiques fut consacrée à l'économie guinéenne. Je l'avais intitulée comme l'un des contes de mon enfance : "La Belle au Bois Dormant", cette belle jeune femme depuis longtemps endormie que le baiser d'un Prince charmant venait enfin réveiller. J'y détaillais le formidable potentiel économique de la Guinée, qu'il s'agisse des mines, de l'agriculture, de l'élevage, de la forêt, de la pêche, des ressources hydrauliques (le "château d'eau de l'Afrique occidentale"), du tourisme, le tout complété par un exceptionnel potentiel humain et une culture traditionnelle d'une remarquable richesse. Je décrivais les quelques projets importants qui avaient été mis en oeuvre, soit encore à l'époque coloniale, soit depuis l'indépendance; je regrettais qu'il y ait encore tant à faire, et j'exprimais le souhait que beaucoup de princes charmants (dont la France) viendraient réveiller la belle endormie et développer un pays dont le gouverneur français Roland Pré écrivait en 1950 que "si aucun fait extérieur ne vient troubler l'évolution qui se dessine, la Guinée peut être certaine que ses magnifiques perspectives deviendront un jour prochain une réalité tangible".
Hélas.
Certes il y a eu des "faits extérieurs", auxquels l'ancienne puissance coloniale n'a pas toujours été étrangère. Mais les responsabilités sont aussi et sans doute surtout à rechercher à l'intérieur. Que d'occasions manquées au cours de la première comme de la deuxième République, que d'orientations absurdes, que de décisions aberrantes, que de consortiums fumeux, que de projets mal fondés ou mort-nés, que d'argent gaspillé en études redondantes ou en coûteuses prébendes. Si l'on a pu dire de la Guinée qu'elle constitue un "scandale géologique", le vrai scandale est que cinquante ans après l'indépendance, seuls trois gisements de bauxite soient exploités (tous mis en oeuvre entre 1960 et 1975) alors que le pays compte les premières réserves mondiales de ce minerai, qu'aucun des riches gisements de fer ne soit en exploitation alors que les premiers permis d'exploration ont été délivrés dans les années 50, que la vente de l'or et des diamants extraits alimente davantage de trafics illicites que les caisses de l'État, que la production agricole et animale, qui pourrait être largement exportée, suffit à peine à nourrir la population du pays, que plusieurs installations industrielles soient arrêtées depuis des années, que l'on manque d'eau et d'énergie, que l'urbanisme, l'assainissement, la circulation urbaine soient déficients... Je ne parle pas de l'éducation, ni de la santé, qui ont cependant bénéficié d'une relative priorité.
Les occasions de relance n'ont pourtant pas manqué, et ont excité grandes sociétés internationales comme hommes d'affaires occidentaux, guinéens ou africains : les quelques années qui ont suivi l'indépendance, puis la reprise des relations avec la France en 1975, le voyage du président Giscard d'Estaing en 1978, la réconciliation avec les voisins sénégalais et ivoiriens, l' "offensive diplomatique" alors entreprise par Sékou Touré, son amitié avec Rockefeller, son voyage en France en 1982, puis la mort de Sékou Touré en 1984, l'amorce de libéralisation économique de la deuxième république, l'action bénéfique de certains ministres ou chefs de gouvernement...
A chaque fois, l'espoir ne s'est pas concrétisé, sous l'effet des vieilles pratiques de corruption ou de népotisme, de blocages décisionnels ou de détournements financiers (on a vu puiser directement à la Banque centrale), des querelles de clans ou de personnes, des interférences politiques ou personnelles, des combines partisanes ou militaires, des manoeuvres nationales ou internationales, des concurrences destructives. des projets trop ambitieux poussés à toute force face à des projets plus raisonnables (l'exemple type étant le chemin de fer Transguinéen obstinément prôné pendant des années par Ismaël Touré face au transport du minerai de fer via le Liberia, alors parfaitement paisible, comme l'avait dès janvier 1962 négocié Sékou Touré avec le président liberien Tolbert; résultat : à la fin des années 70, c'est un projet de mine de fer au Brésil qui a été préféré, le marché du fer ne permettant alors la mise en service que d'une seule mine). Une fois de plus, la tentation d'un utopique "mieux" a empêché la mise en oeuvre d'un raisonnable "bien".
Mais cette fois-ci, un espoir justifié renaît. La célébration l'an prochain du cinquantenaire de l'indépendance permettra (peut-être) de faire le bilan objectif et critique des décennies écoulées, de considérer que le positif comme le négatif - qu'il ne s'agit pas pour autant d'oublier - font désormais partie du patrimoine historique, et de se rendre compte qu'il importe d'enterrer les querelles de toutes sortes pour s'atteler enfin la main dans la main à la seule oeuvre qui vaille : développer d'urgence le pays pour assurer l'avenir du peuple guinéen au cours des prochaines décennies.
Le compromis historique entre un président cambré sur sa légitimité constitutionnelle et un gouvernement habilement dirigé par Lansana Kouyaté, suscité par une société civile mobilisée après les tragiques exactions de janvier dernier et désormais vigilante, doit permettre un nouveau départ dans tous les domaines, politique avec des élections libres et multipartites prévues au printemps prochain, économique avec une floraison de projets sérieusement étudiés et arrivés à maturité (le présent supplément de Jeune Afrique en détaille un certain nombre, généralement de très bonne tenue), sociale avec d'indispensables réformes que la communauté internationale se doit d'appuyer financièrement.
Une meilleure gouvernance est déjà perceptible, et la bonne gouvernance se profile enfin à l'horizon. Avec une vraie démocratie et un réel respect des libertés et des droits de l'homme. Et même le pétrole, qui manquait jusqu'ici à la panoplie, semble maintenant accessible.
Les mois qui viennent seront une fois de plus décisifs. Des négociations cruciales sont engagées ou déjà conclues avec des partenaires publics et privés sérieux, des réformes importantes sont en préparation, des rencontres intéressantes sont prévues (comme un Forum d'investisseurs à Paris en décembre, organisé par Stratégies et Développement et le Cabinet 21 de Conakry, des Journées médico-pharmaceutiques franco-guinéennes, montées comme les années précédentes par France-Guinée-Coopération), l'intérêt des ONG et des collectivités locales ne se dément pas (comme les actions de Guinée-44 du département français de Loire atlantique, ou Guinée-Solidarité de Nadine Bari)...
Le gouvernement actuel dispose d'atouts sérieux, si rien ne vient lui mettre des bâtons dans les roues, que ce soit d'en haut, d'en bas, de droite, de gauche, de telle ou telle ethnie, génération ou fraction. L'abstention elle-même n'est plus bienveillante. L'important pour la Belle est de se réveiller enfin de son long assoupissement. Les Princes charmants sont déjà au pied de son lit, prêts à déposer leur baiser sur son front, et le réveil peut être pour tout de suite.
Amis guinéens, amies guinéennes, quelles que soient vos responsabilités et vos fonctions, faites en sorte de ne pas les effaroucher une fois de plus, une fois de trop.
André LEWIN
Ancien ambassadeur de France en Guinée (1975-1979),
Président-fondateur de l'Association d'amitié France-Guinée,
Membre du comité chargé de préparer les manifestations
du 50ème anniversaire de la Guinée