NATIONS UNIES, 21-02-2004
Louise Arbour succède à Sergio Vieira de Mello au Haut-Commissariat aux droits de l'homme
Depuis quelques jours, le bruit avait commencé à filtrer. Louise Arbour, l'ancienne procureure du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), qui siégeait depuis quatre ans à la Cour suprême du Canada, va devenir le haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme. Après des négociations qui ont duré des mois, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, a donc fini par choisir le successeur de Sergio Vieira de Mello, tué le 19 août dernier par l'attentat-suicide contre le quartier général des Nations unies à Bagdad. Kofi Annan avait auditionné de nombreuses personnes, dont le Français Bernard Kouchner, mais avait écarté celui-ci, redoutant qu'il ne soit pas suffisamment contrôlable à un poste aussi politiquement sensible.
«Injecter» de la morale
Il y a quelques mois, Kofi Annan avait déjà proposé à Louise Arbour ce job impossible qui consiste à tenter «d'injecter» de la morale dans le monde de la jungle que sont les relations internationales. Elle avait décliné cette proposition avant de faire volte-face. Sa nomination a été très bien accueillie parmi les ONG de défense des droits de l'homme. Au siège de Human Rights Watch à New York, Reed Brody, explique au Temps: «Louise Arbour a montré par le passé qu'elle arrive à tenir tête aux puissants.» Elle aura besoin de toutes ses qualités pour ce poste qui consiste à prendre des coups de tous les côtés: que ce soit de certains Etats qui veulent faire silence sur leurs méthodes brutales, soit des ONG qui, au contraire, estiment qu'un haut-commissaire aux droits de l'homme doit dénoncer haut et fort la répression des libertés fondamentales.
Louise Arbour a le bon pedigree, au-delà de sa seule nationalité canadienne et de son parfait bilinguisme, bien que née dans un environnement purement francophone. Cette amatrice d'Hergé, et en particulier de Tintin et le lotus bleu, est aussi fine juriste que politique. Elle l'a démontré comme procureur du TPIY, en particulier à deux occasions. Lors de la guerre du Kosovo en 1999, au grand dam des pays de l'OTAN, elle avait affirmé que le Tribunal était compétent pour juger d'éventuels crimes que commettraient les pays de l'Alliance atlantique en Yougoslavie. De quoi irriter certains responsables occidentaux, qui avaient jugé à l'époque que «le TPIY ne peut mordre la main qui le nourrit». Quelques années plus tôt, elle a su utiliser la pression médiatique pour contraindre les gouvernements occidentaux qui avaient des contingents militaires déployés en Bosnie d'arrêter les présumés criminels de guerre. Jusque-là, ceux-ci renâclaient, craignant que ces arrestations ne provoquent des représailles contre leurs soldats.
Mais Louise Arbour est surtout restée dans les mémoires pour cette mémorable conférence de presse au printemps 1999, lorsqu'elle avait annoncé au monde l'inculpation pour la première fois dans l'histoire d'un chef d'Etat en exercice, Slobodan Milosevic, par un tribunal pénal international. Une décision qui avait soulevé une profonde controverse: agissait-elle en procureure indépendante, ou comme le bras juridique de l'OTAN comme certains le lui reprochèrent? Elle s'était expliquée déclarant qu'elle n'avait pas eu les informations nécessaires auparavant pour bâtir un acte d'accusation solide. Reste un fait: sa décision avait donné un nouveau coup de fouet à la lutte contre l'impunité, qui à la fin des années 1990 connaissait son heure de gloire: l'ex-dictateur chilien Augusto Pinochet avait été inculpé par un juge espagnol, et les statuts de la Cour pénale internationale avaient été adoptés à la conférence de Rome quelques mois plus tôt.
Contexte différent
Aujourd'hui, le contexte est radicalement différent. Depuis le 11 septembre 2001 et le déclenchement par l'administration Bush de «la guerre antiterroriste», la situation des droits de l'homme s'est profondément dégradée. Louise Arbour va prendre les rênes d'un Haut-Commissariat aux droits de l'homme dans un moment crucial: entre la sale guerre de Tchétchénie conduite par l'armée russe, les libertés prises par l'administration Bush avec les Conventions de Genève à Guantanamo, la dégradation des libertés civiles et politiques dans certaines républiques de l'ex-Asie soviétique, la situation plus que préoccupante dans plusieurs pays africains... Louise Arbour aura du pain sur la planche.
Penser au sort de ses prédécesseurs n'incite pas à l'optimisme: José Ayala-Lasso, le premier haut-commissaire, avait peur de tout, y compris de sa propre ombre, et termina déconsidéré. La seconde, Mary Robinson, s'était mise à dos une bonne partie des Etats de la communauté internationale et finit isolée, coupée même du siège de l'ONU à New York. Le troisième, Sergio Vieira de Mello n'eut pas le temps de mettre en chantier les réformes qu'il souhaitait, avant de périr. C'est dire l'immensité du défi qui attend Louise Arbour.
Photo:Louise Arbour (ici avec Carla Del Ponte
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