OLITIQUE, 29.08.2003
Idi Amin ou le malheur de l'Ouganda par Michel Faure
L'Ouganda, la «perle de l'Afrique» pour Winston Churchill était, dans les années 1970, un paradis perdu gouverné par le diable. Ce diable s'appelait Idi Amin Dada, un géant fruste et instinctif, brutal et rusé. Malin, dans tous les sens du terme. Il n'était ni fou ni stupide, ou du moins il fut assez intelligent pour savoir faire de sa folie l'instrument de son pouvoir. Celui-ci dura du 21 janvier 1971 au 10 avril 1979. Le nombre de ses victimes est généralement évalué entre 150 000 et 300 000 personnes.
Beaucoup furent torturées, dynamitées en groupe, ou tuées à coups de massue, leurs corps jetés aux crocodiles du Nil, leurs restes encombrant les turbines du barrage hydroélectrique d'Owen Falls, ou brûlés dans la savane, ou laissés aux vautours. D'autres infortunés furent fusillés publiquement, couverts d'un tablier blanc pour que le sang soit ainsi mieux visible. D'autres, encore, maintenus la tête sous l'eau jusqu'à la noyade, ou étouffés par leurs sexes coupés enfoncés dans leur gorge, ou bien écrasés par des chars à l'intérieur des casernes. Idi Amin Dada, à son tour, vient de mourir. C'était le 16 août. Il était dans un lit et entouré des siens, après un long et confortable exil à Djedda, en Arabie saoudite, sous la protection d'un régime féodal qui lui a permis de ne pas répondre de ses crimes devant la justice des hommes. Il n'est pas sûr qu'il ait craint celle de Dieu, dont il disait être un croyant. «Je n'ai pas de remords, déclara-t-il, il y a quelques années, lors d'une rare interview. Juste de la nostalgie.»

Idi Amin fit de ses fantasmes une politique et de ses cauchemars une réalité.
|
|
|
|
Le charme et la comédie, chez lui, ont souvent accompagné l'horreur et l'ont magnifiée. A l'étranger, il divertissait beaucoup, quand il souhaitait à son «frère Nixon» un prompt rétablissement du Watergate, qu'il déclarait, un jour de Pâques, que le Christ avait été crucifié par «des assassins sionistes», ou bien qu'il envoyait à lord Snowdon un télégramme lui déclarant que sa séparation d'avec la princesse Margaret d'Angleterre était «une leçon pour tous les hommes, car il ne faut jamais épouser une femme au-dessus de sa condition».
Nombreux furent ceux qui ne virent en lui qu'un bouffon, ou qui se réjouirent qu'il personnifiât avec tant de zèle leurs préjugés racistes, et ils ne comprirent rien à cet enfant bâtard de deux mondes pour longtemps irréconciliables - l'Afrique et l'Occident. Il fit rire aussi ceux qui voyaient en lui ce qu'il fut également: le vengeur, inventif et génial, des humiliations coloniales passées, quand il se fit porter en litière par quatre hommes blancs lors d'une réception offerte aux leaders de tout le continent noir à l'occasion du sommet de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), en 1975, ou qu'il fit s'agenouiller à ses pieds, vers la même époque, quelques citoyens britanniques qui juraient être prêts à combattre sous ses ordres pour libérer l'Afrique du Sud du joug impérialiste.
Il s'autoproclame
«maître de toutes les bêtes de la terre et des poissons de la mer»
|
En Ouganda, cependant, il ne fit rire personne. Ses compatriotes, à l'époque environ 10 millions d'âmes, ont vécu sous sa terreur et sa terrible incompétence, dans la peur quotidienne pour leur vie et les difficultés de chaque jour face à la déroute de sa «guerre économique». Il déclara celle-ci, le 5 août 1974, après un rêve où Dieu lui ordonna d'agir, dira-t-il dans de nombreux discours. Il décréta à son réveil l'expulsion, sous quatre-vingt-dix jours, de quelque 40 000 Indiens et Pakistanais qui contrôlaient l'essentiel du commerce du pays.
Magie nubienne
Amin fut une figure tragique dans une époque instable. Il fit de ses fantasmes une politique et de ses cauchemars une réalité, son univers de croyances et de signes perdait petit à petit son sens, devenait simple désordre au contact de l'ordre rationnel de l'impérialisme européen. Tous les Ougandais, attentifs aux mystères des rêves, aux injonctions de la superstition, l'avaient deviné, et craignaient le dictateur aussi pour cela. Sensibles à l'étrange logique de l'irrationnel, ils savaient que leur nouveau maître venait d'un univers où la magie joue encore un grand rôle, et qu'il n'avait pas peur de la mort parce qu'il avait fait un autre rêve, en 1952, qui lui avait appris quand et comment il mourrait. «Dès lors, déclara-t-il, toutes les tentatives de m'assassiner sont vaines.» En mars 1974, après avoir maté une rébellion dans une caserne proche de Kampala, il lance aux soldats cet étrange défi: «Tuez-moi si n'êtes pas contents avec moi.» Personne, bien sûr, n'osa ainsi tenter le sort et toucher celui qui se décrète alors «maître de toutes les bêtes de la terre et des poissons de la mer et conquérant de l'Empire britannique en Afrique en général et en Ouganda en particulier».
Il était né, entre 1925 et 1928 - nul ne sait précisément la date de sa naissance - dans le district de Koboko, une région, celle du Nil occidental, proche de l'ancien Zaïre et du Soudan. C'est un endroit aride et désolé où l'on pose des pierres sur les collines pour attirer la pluie. Les guerriers du coin, avant les combats, prenaient une drogue hallucinogène tirée d'une plante locale, une fleur appelée kamiojo. Boire son infusion, l'«eau de Yakan» ou l'«eau d'Allah», était censé protéger des balles de fusil. Le peu que l'on sait de l'enfance et de la jeunesse d'Amin, on le doit au récit qu'en a fait son premier biographe, un journaliste britannique, David Martin, dans un livre remarquable, General Amin (paru à Londres, en 1974). Amin était ce que les Ougandais des autres régions appellent un «Nubien», un terme impropre, mais qui désigne là-bas un type du Nord, d'origine nilotique et généralement musulman, à la peau très noire. Son père était un Kakwa et sa mère une Lugbara, deux tribus voisines sur la rive ouest du grand fleuve. La mère, séparée du père alors qu'Amin était encore enfant, était connue comme sorcière. Elle suscitait l'inquiétude, sinon le respect. Elle s'établit avec son fils dans la région de Lugazi, au nord du lac Victoria, où vivaient des gens de son peuple qui travaillaient dans les champs de canne à sucre appartenant à l'une des plus riches familles indiennes du pays, les Metha. Puis elle s'installa dans une ville de garnison, à Jinja, toujours sur la rive nord du grand lac africain, où stationnait un régiment, le 4e, des King's African Rifles (KAR). Un caporal, un certain Yasefi Yasin, devint le jeune amant de la sorcière vieillissante. Quand il l'abandonna, il mourut quelques jours plus tard, brutalement, d'un mal mystérieux.
Soldat britannique et champion de boxe
Ce garçon, Idi Amin, qui vient d'un monde de peur, de mystères, de magie, de violence, de chaos, d'errances, rejoint le KAR en 1946, en tant qu'aide-cuisinier. Le voilà soudain plongé dans un autre univers, où règnent l'ordre et les certitudes, les règles et la discipline, celui d'un régiment colonial britannique. Il est bien nourri, bien vêtu, marche au pas. Une bonne recrue, enthousiaste, bien qu'indisciplinée et maîtrisant mal l'anglais. Il est grand et fort, zélé, et il quitte vite les fourneaux pour devenir un vrai soldat, dans les années 1950, quand il va réprimer, sans états d'âme, la révolte des Mau-Mau au Kenya. Il met également au pas, vers la même période, les Karamajong, un peuple d'éleveurs de bétail qui vivent, grands, maigres et nus, près de la frontière nord avec le Kenya. Il doit les désarmer. Sa méthode est simple: il fait se tenir debout les pasteurs, le sexe posé sur une table. Amin, armé d'une machette, menace de les châtrer s'ils ne révèlent pas leurs caches d'armes. «A splendid chap», un type formidable, diront ses officiers anglais, «quoiqu'un peu limité en matière grise, peut-être». Son supérieur hiérarchique, un Ecossais nommé Ian Graham, racontera qu'il emmena un jour Amin, promu officier, dans une banque, à Jinja, afin qu'il y ouvre un compte. L'employé expliqua longuement au jeune homme de quoi il s'agissait et ce dernier, pendant une heure, s'exerça à signer son nom. Puis, encore un peu méfiant, il déposa sa solde - 13 livres - sur son nouveau compte. Quelques heures plus tard, il avait creusé un découvert de quelque 2 000 livres après s'être acheté, dans la rue principale de la ville, une auto et une machine à coudre, un costume neuf et une caisse d'alcool. Il dut être convaincu, difficilement, de rendre ses nouvelles acquisitions et la banque n'honora plus ses chèques quand ils n'étaient pas contresignés par Graham.
Six mois avant l'indépendance, il était l'un des deux seuls officiers noirs du pays
|
Ce bon nègre inculte, géant et débonnaire, est par ailleurs un sportsman. Il devient champion de boxe de l'Afrique de l'Est, catégorie poids lourds, en 1953, et enfonce les défenses adverses sur les terrains de rugby comme s'il était sur un champ de bataille. Après le match, cependant, seul joueur noir de l'équipe du Rugby Club du Nil, il reste à la porte du bar quand les Blancs boivent à leur victoire. Quand il décidera, en décembre 1972, de nationaliser les entreprises britanniques en Ouganda, Amin inclura parmi elles le fameux Kampala Club, un club anglais d'inspiration fort coloniale, qui sera rebaptisé «Government Club». Il sera alors fréquenté par des soudards nubiens formant la garde rapprochée du président.
Décolonisation, corruption et révolution
C'est un temps fragile et il est encore jeune et déjà officier quand tout bascule autour de lui avec la décolonisation, les mouvements de libération et l'Afrique qui devient l'un des enjeux stratégiques de la guerre froide. Six mois avant l'indépendance de son pays, déclarée le 9 octobre 1962, il est lieutenant, l'un des deux seuls officiers noirs du pays. Il est accusé d'avoir massacré un village entier de Turkana - femmes, enfants et vieillards compris - une tribu du Kenya en guerre perpétuelle avec leurs «cousins», les Karamajong ougandais, et dont les querelles se perpétuent en des vols réciproques de bétail. Les Britanniques sont embarrassés. Ils évoquent une cour martiale, mais le moment est politiquement délicat. Ils interrogent le futur Premier ministre, Milton Obote, un ancien professeur devenu politicien nationaliste, déjà désigné pour gouverner l'Ouganda indépendant - une fédération d'anciens royaumes - sous l'autorité formelle d'un président élu, le roi du Buganda, le kabaka, sir Edward Mutesa II. Obote suggère alors une simple réprimande. Malgré les conseils de prudence des Britanniques, il fera ensuite d'Idi Amin Dada son allié. Il le promeut major en 1963, puis colonel en 1964. Il sera sans doute aussi son associé et son complice dans un juteux trafic d'or et d'ivoire que le militaire reçoit, en échange d'armes, de nationalistes congolais qui continuent de combattre les nouveaux gouvernements congolais de Moïse Tschombé puis de Mobutu Sese Seko.
Amin, dans cette affaire, agit sous les ordres d'Obote, qui soutient les rebelles. Selon Henry Kyemba, ancien secrétaire d'Obote, puis ministre d'Amin avant de prendre la fuite en 1977 et d'écrire un livre passionnant (A State of Blood) sur le fonctionnement du pouvoir en Ouganda durant ces années de folie, le fougueux militaire n'oublie pas ses commissions et détourne alors à son profit l'équivalent de 1 million de dollars. Il en dépose 300 000, benoîtement, à sa banque. Un député proche du kabaka, Daudi Ocheng, brandit un jour de février 1966, au Parlement, une photocopie de ses relevés bancaires et exige une enquête. Quelques jours plus tard, le 22 février, Obote suspend la Constitution fédérale, limoge le kabaka et assume lui-même la présidence. Il fait arrêter cinq ministres proches du roi. Des jeunes gens érigent des barricades sur la route menant au palais royal. Amin, sur ordre de son nouveau président, attaque les lieux le lendemain matin, à coups de mortier. Le kabaka s'enfuit (il mourra en exil à Londres trois ans plus tard). Il affirmera que plusieurs milliers de ses partisans furent tués pendant l'assaut. Le gouvernement concède la mort de 48 personnes. Pour Kyemba, le bilan probable est de 400 morts.
De nombreux Ougandais éduqués choisissent alors l'exil. Parmi eux, une fort jolie femme, la princesse Elizabeth Bagaya de Toro, qui finance ses études de droit à Cambridge en faisant le mannequin pour des magazines de mode à Londres. Quelques années plus tard, quand Obote, l'ennemi de sa famille, est enfin renversé par Amin, elle revient au pays. Le nouveau président, dont on dit qu'il est amoureux d'elle, la nomme bientôt ministre des Affaires étrangères. Puis elle tombe en disgrâce, sans doute pour avoir repoussé ses avances. En novembre 1974, son ancien protecteur l'accuse d'avoir fait l'amour avec un Blanc dans les toilettes de l'aéroport d'Orly, à l'occasion de sa visite officielle en France. Puis une photo d'elle, ravissante et nue, orne la première page du quotidien du pays, le seul autorisé et très officiel The Voice of Uganda. «Quelle honte!» tonne l'éditorial. La jeune femme réussit à s'enfuir au Kenya et échappe ainsi, probablement, au sort de son prédécesseur, Michael Odonga, dont on retrouvera le corps, dépecé par les crocodiles, sur les rives du lac Victoria. Ou bien à celui d'une des femmes d'Amin, Kay, dont il divorce en mars 1974. Son corps démembré est retrouvé, en août de la même année, dans le coffre d'une voiture.
Des rituels sanglants, voire anthropophages, des cadavres étrangement mutilés
|
Au lendemain de l'indépendance de l'Ouganda, Britanniques et Israéliens ont de bonnes raisons de juger ce pays d'une grande importance stratégique. Il est aux sources du Nil, au sud du Sud soudanais, région chrétienne en guerre avec le pouvoir central, et islamique, de Khartoum. Il est à l'est du Zaïre, géant de l'Afrique centrale et acteur clef du conflit angolais, alors que se dénoue le lien avec le Portugal. Leurs investissements y sont alors assez considérables, et ils voient d'un mauvais oeil le vilain tour qu'Obote a joué au kabaka, souverain pro-occidental. Ils s'inquiètent également des discours de plus en plus tiers-mondistes et socialisants du chef de l'Etat. Les deux puissances étrangères gardent, cependant, de bonnes relations avec le colonel Amin, au point que l'on s'interrogera longtemps sur le rôle exact joué par leurs services dans les événements qui conduiront le militaire au pouvoir.
Deux attentats et un coup d'Etat
Le 19 décembre 1969, Obote est la cible d'un attentat manqué et Amin, qui était devenu chef de l'armée, s'enfuit de chez lui quand des militaires se présentent à la grille de sa maison de la colline de Kololo, à Kampala, pour l'avertir des événements. Il prétendra plus tard avoir cru être lui aussi l'objet d'une attaque. Le n° 2 de l'armée, le brigadier Pierino Okoya, accuse alors publiquement Amin de désertion. Le 25 janvier 1970, Okoya et sa femme sont retrouvés morts, abattus à bout portant, dans le jardin de leur maison. Une enquête est ouverte, Amin dans son collimateur. Il ne semble guère s'en soucier et continue de recruter et d'installer à tous les postes clefs de l'armée des soldats nubiens, généralement kakwa, qui lui sont personnellement dévoués. En septembre, Obote échappe à un nouvel attentat. Il décide enfin de se débarrasser d'Amin, mais commet l'erreur, au moment où il s'apprête à partir pour Singapour, le 11 janvier 1971, pour un sommet du Commonwealth, d'exiger de lui qu'il lui remette à son retour un rapport expliquant les mystérieuses disparitions d'armes de plusieurs casernes et justifiant celle de quelque 2,6 millions de livres sterling du budget de l'armée. L'instinct de survie d'Amin l'incite à passer à l'action pendant l'absence du chef de l'Etat. Le 25 janvier, à 15 h 45, Radio Uganda diffuse le message d'un sous-officier, Wilfred Aswa, qui annonce dans un anglais laborieux que les forces armées ont pris le pouvoir. Trente minutes plus tard, un second message précise que celles-ci ont demandé au colonel Idi Amin Dada de diriger le pays. Obote, de retour de Singapour, atterrit à Nairobi, où il n'est pas bienvenu, puis part pour Dar es-Salaam, où son ami le président de Tanzanie, Julius Nyerere, lui offre l'asile.
Huit ans de tyrannie
Commence alors un règne sanglant, dans la liesse populaire des Baganda débarrassés de leur ennemi juré, Milton Obote. Londres et les Israéliens sont satisfaits et le nouvel homme fort du pays est bienheureux, qui prend des bains de foule quasi quotidiens en parcourant les rues de Kampala au volant d'une Jeep découverte. Son règne durera huit ans. Il s'ouvre par d'épouvantables massacres, au sein même de l'armée, dont sont victimes notamment les militaires acholi, langi et itesos, traditionnellement nombreux sous les drapeaux et supposés être fidèles à Obote. La répression, menée par les tueurs nubiens des trois services à la solde d'Amin - la police militaire, le State Research Bureau et la Public Safety Unit - se poursuivra plusieurs mois puis reprendra de plus belle après une invasion ratée de fidèles d'Obote, venus de Tanzanie, en septembre 1972. Elle sera alors terrible pour les Ankole, un peuple du sud-ouest du pays, qui avaient eu la mauvaise idée d'accueillir avec joie les guérilleros de l'ancien président. On évoque des rituels sanglants, voire anthropophages, des cadavres étrangement mutilés. On parle aussi de têtes des ennemis tués entreposées dans les réfrigérateurs du dictateur, bien que cela n'ait jamais été confirmé par des témoins dignes de foi. A Genève, en 1974, la Commission internationale des juristes, une ONG indépendante, remet un rapport à l'ONU estimant entre 25 000 et 250 000 le nombre des personnes arbitrairement assassinées depuis le coup d'Etat de janvier 1971. Des personnalités éminentes sont éliminées, des médecins, des professeurs, des hommes d'Eglise, des hommes d'affaires, des hauts fonctionnaires et des politiciens. Parmi les premières d'entre elles, on peut citer, en septembre 1971, Michael Kagwa, un magistrat présidant la «cour industrielle», qui traite des conflits commerciaux, ou, en septembre 1972, Benedicto Kiwanuka, un autre haut magistrat, procureur général et ancien ministre.
Il s'était accordé un nombre impressionnant de médailles au titre de campagnes militaires qu'il s'était inventées
|
Un mois plus tard, Frank Kalimuzo est assassiné. Il était vice-chancelier de l'université de Makerere, qui fut longtemps le seul établissement universitaire de qualité entre Le Cap et Khartoum. Le prestigieux collège connaîtra bientôt l'indignité de voir l'inculte tyran, à moitié analphabète, paré d'une toge et d'un grand collier, devenir, en 1975, chancelier de l'université et docteur honoris causa de son département de sciences politiques. L'auteur de ces lignes, alors jeune coopérant français à Kampala, assista à cette sinistre scène, et n'oubliera pas de sitôt l'humiliation d'élèves forcés de recevoir leur diplôme des mains du nouveau docteur, ni le regard morne de ce dernier, sous un grand béret de velours. Il semblait ruminer de sombres pensées, et nous fîmes de même, pendant un peu plus d'une année, en 1975 et durant les premiers mois de 1976, en observant l'agonie d'un pays accablé par la peur, en partageant avec son peuple un effroi de tous les jours, une inquiétude sourde et constante, tempérée, pour les rares étrangers que nous étions, vivant dans l'illusion d'une problématique immunité, par une curiosité morbide et fascinée envers l'imprévisible dictateur.
Kampala, alors, était une ville à l'ambiance irréelle, que traversaient des motards en grande tenue, juchés sur des motos Honda de grosse cylindrée, s'entraînant pendant des semaines entières, sans relâche, à encadrer une parade de Mercedes rutilantes achetées en prévision du futur sommet de l'Organisation de l'unité africaine, qui se réunit dans la capitale ougandaise en juillet 1975. Amin, depuis son coup d'Etat, s'était promu général, puis autoproclamé maréchal et président à vie. Il s'était accordé un nombre impressionnant de médailles, dont la Victoria Cross et la Military Cross, au titre de campagnes militaires en Birmanie qu'il s'était inventées. Il portait toujours, même quand il pourfendait Israël, les ailes de parachutiste qu'il avait gagnées durant un stage dans ce pays. Et une association suisse de moniteurs de ski a même reconnu, sur plusieurs photographies du maréchal en tenue d'apparat, parmi ses nombreuses breloques, la Croix des sports suisses que délivrait leur organisation.
Amin voyait la future réunion de l'OUA comme son apothéose. Il prit un grand soin à la préparer, et multiplia les activités devant accompagner l'événement. Il fut ainsi prévu d'organiser l'élection d'une «miss OUA», ainsi qu'un rallye automobile, auquel devait participer le maréchal en personne, au volant de sa Citroën- Maserati. Des manœuvres militaires, sur les rives du lac Victoria, censées représenter l'attaque du Cap, en Afrique du Sud, par les forces panafricaines commandées par Amin, étaient également au programme. Il s'agissait en fait de bombarder, sous le regard des délégués africains, du corps diplomatique et de quelques invités, un îlot du lac, à quelques dizaines de mètres seulement de la rive où étaient rassemblés les spectateurs. L'aviation passa dangereusement près de la foule, vite noyée dans la fumée des explosions. Idi Amin profita également du sommet pour épouser en grande pompe sa cinquième femme, Sarah Kyolaba, une ancienne danseuse de l'orchestre de jazz du célèbre «régiment suicide mécanisé», basé dans la ville de Masaka. Son histoire est assez tragique, car la jeune femme, âgée de 18 ans quand Amin jeta son dévolu sur elle, vivait à cette époque avec un homme dont elle eut un enfant, en décembre 1974. Son amant disparut, probablement tué, et Amin revendiqua la paternité du bébé. Yasser Arafat fut l'un des témoins du mariage.
Pendant ces joyeuses festivités, on ne trouvait plus ni lait, ni œufs, ni poulets, sinon au marché noir. Pas davantage de sel, ou, certains jours, de pain, et de moins en moins de médicaments. L'électricité était souvent coupée, l'essence rationnée, les canalisations d'eau fuyaient, les pièces de rechange manquaient, au point que la moitié du parc automobile du pays, disait-on, était hors d'usage. Dans la gare routière de Kampala, des autobus restaient immobiles, en attente de réparations. Pendant quelques semaines, fin 1975, la production de bière fut interrompue faute de pouvoir remplacer une machine allemande qui fermait les capsules. Les casernes étant au bord de la mutinerie face à cette pénurie du breuvage préféré des soldats, les allocations de devises nécessaires parvinrent finalement de la Banque centrale à la brasserie. Le dentifrice ou la lessive, en revanche, ne revinrent jamais sur les étagères vides des magasins, de même que l'huile, la farine ou le savon. Le sucre ou le café, que produisait l'Ouganda, étaient également introuvables et ce n'était pas le décret, signé en juin 1975, nationalisant toutes les terres agricoles, qui allait arranger les choses.
Il défend Hitler, «un grand homme et un grand conquérant» qui avait «agi avec justesse»
|
Les militaires qui avaient hérité des magasins pris aux Indiens expulsés en 1974 n'avaient pas mis longtemps à épuiser leurs stocks et ne savaient pas comment faire pour les renouveler. Sur les étagères s'alignait souvent un seul produit, du cirage ou du papier toilette, le contenu des ultimes cartons encore dans l'arrière- boutique. L'un de ces nouveaux commerçants, à qui l'on avait attribué un magasin de vêtements, regardait l'étiquette cousue dans le col des chemises, où figurait la taille, et vous jurait qu'il s'agissait là du prix qu'il devait proposer. Idi Amin Dada, quant à lui, n'avait guère de meilleures notions d'économie. Quand son ministre des Finances se plaignit un jour, au cours d'une réunion du cabinet, du manque d'argent dans les coffres de la Banque centrale, il se mit en colère et lui ordonna «d'imprimer plus de billets». L'inflation, très vite, était devenue galopante. Le dictateur, de temps en temps, visitait le marché central et faisait battre dans la rue, à grands coups de bâton, les commerçants qui augmentaient leurs prix.
L'armée et ses quelque 20 000 hommes, eux, ne manquaient de rien. Ils avaient une soixantaine d'hélicoptères, 14 chars lourds T 54 de fabrication soviétique, 50 chars légers, près d'une centaine de blindés et 6 Mig 21 vendus par l'Union soviétique. La Libye leur avait également fourni des chars et des Mig 17. Amoureux de l'Ecosse, dont il proposa un jour d'être le roi afin de les libérer du joug «impérialiste» de la Couronne anglaise (on peut lire à ce propos le roman très plaisant de Giles Foden, The Last King of Scotland), Amin fit équiper tout un régiment de Nubiens de kilts et de cornemuses, et les fit défiler dans les rues de Kampala, à l'occasion du 4e anniversaire du coup d'Etat.
Son argent, désormais, venait de Libye ou d'Arabie saoudite, car il s'était fâché avec les Anglais et avec les Israéliens. Moshe Dayan, qui le connaissait bien, jugeait qu'il était «fou à lier». Muammar al-Kadhafi, à qui Amin rend visite en février 1972, ne le juge pas ainsi, et, soudain, le dictateur ougandais opère l'un des retournements d'alliances les plus spectaculaires de l'histoire de la diplomatie. A l'issue de sa visite à Tripoli, il signe avec le leader libyen une déclaration conjointe condamnant Israël, devient tout d'un coup à la fois un ami de Moscou et un fidèle très pieux, part à La Mecque en pèlerinage, fait bâtir une grande mosquée à Kampala avec l'argent du roi Fayçal d'Arabie saoudite. Il expulse en mars les Israéliens d'Ouganda et offre leur ambassade désertée aux représentants palestiniens de l'OLP, à qui il accorde un statut diplomatique. Il interdit les minijupes et les perruques aux filles. Il fait enfin quelques déclarations publiques pour chanter les louanges d'Adolf Hitler, «un grand homme et un grand conquérant» qui avait «agi avec justesse», disait-il, en tuant 6 millions de juifs.
A l'ONU, il fait lire son discours pour ne pas parler la «langue des impérialistes»
|
Israël ne fut pas la seule victime de cette volte-face diplomatique. La Grande- Bretagne en fit également les frais, et la communauté britannique vivant en Ouganda (environ un millier de personnes) fut prise virtuellement en otage quand un professeur anglais âgé de 61 ans, installé depuis de longues années en Ouganda, Dennis Hill, fut arrêté le 1er avril 1975. Il fut accusé de haute trahison, et condamné à mort par un tribunal militaire. On lui reprochait d'avoir écrit un livre, Le Potiron blanc, qui n'avait pas encore été publié, dans lequel il traitait Amin de «tyranneau de village». La date de son exécution fut fixée au 23 juin, et le maréchal fit savoir qu'il n'accepterait de discuter d'une éventuelle grâce qu'avec les ministres de la Défense ou des Affaires étrangères de la reine, à la condition qu'ils viennent à Kampala et acceptent ses exigences, dont la liste était longue. Le Somalien Siyad Barre, président en exercice de l'OUA, menace alors d'annuler le sommet de Kampala si Hills est exécuté. Le Zaïrois Mobutu offre sa médiation et l'écrivain anglais est finalement remis, le 10 juillet, à James Callaghan, secrétaire au Foreign Office, qui fit l'humiliant voyage à Kampala.
Le fuite du «fasciste noir»
Le début de la fin du règne d'Amin remonte au 27 juin 1976, quand sept pirates, dont deux sont membres du groupe allemand Baader-Meinhof, détournent vers l'aéroport ougandais d'Entebbe un avion d'Air France, reliant Tel-Aviv à Paris. Amin les traite comme s'il s'agissait d'amis personnels et, le 4 juillet, un commando israélien libère 102 otages, tue tous les pirates de l'air et détruit en passant 8 Mig de l'aviation militaire ougandaise. Pour toute réponse, le maréchal fait assassiner une dame âgée de 73 ans, Dora Bloch, une otage qui avait quitté l'avion détourné à Entebbe pour être hospitalisée à Kampala après un malaise. En 1978, Amin choisit la fuite en avant et lance ses troupes à l'assaut d'une enclave tanzanienne en territoire ougandais, Kagera, à l'ouest du lac Victoria. Début 1979, elles en sont délogées par des forces conjointes de soldats tanzaniens et d'exilés ougandais. Malgré le soutien de troupes libyennes, les Ougandais ne peuvent arrêter leur contre-offensive. Le 12 avril 1979, Kampala tombe, et Amin s'enfuit, d'abord en Libye, puis en Irak et finalement en Arabie saoudite. Bientôt, Obote reviendra au pouvoir et avec lui, hélas, les massacres vont longtemps continuer.
Il est triste de rappeler aujourd'hui qu'Idi Amin Dada fut pour beaucoup, dans ses années de gloire, un héros de l'Afrique, un champion du tiers-monde et de la cause arabe, qu'il fut applaudi par des Noirs américains radicaux, qu'il tint dans ses bras Anouar el-Sadate et Muammar al-Kadhafi, Hafez el-Assad et Yasser Arafat. Même si deux chefs d'Etat du continent, Julius Nyerere en Tanzanie (qui a traité Amin de «fasciste noir») et Kenneth Kaunda en Zambie (qui l'a jugé «mentalement dérangé»), ont sauvé leur honneur en refusant d'assister au sommet de l'OUA à Kampala en 1975, tous les autres l'ont élu président de l'Organisation et il devint, à ce titre, pendant une longue année, le porte-parole officiel de l'Afrique. Quand en octobre 1975 Amin se rend à l'ONU, chamarré, son bâton de maréchal à la main, et qu'il fait lire son discours par l'un de ses ministres parce qu'il refuse de s'exprimer en anglais, «langue des impérialistes», il est applaudi à tout rompre par l'Assemblée générale. Il faut rappeler, aussi, qu'il fut courtisé par Moscou, La Havane, Pékin et, pendant quelque temps, Paris, qui rêva alors de poser le pied sur une terre d'Afrique anciennement britannique. Georges Pompidou reçut aimablement le tyran à l'Elysée, et Jean Sauvagnargues, ministre des Affaires étrangères, invita à déjeuner la princesse Bagaya. Paris accepta, à la demande d'Amin, de censurer quelques instants du film que lui avait consacré le cinéaste Barbet Schroeder, et que l'on pouvait voir, sans coupures, à Londres à la même époque. Si Amin, comme l'avait dit un jour Siyad Barre, est «un authentique enfant d'Afrique», alors le reste du monde fut aussi son mauvais génie.
|